A l’occasion du 400e anniversaire de l’arrivée des Carmes déchaux en France et en lien avec leur nouvelle implantation à Paris rue Jean Ferrandi en octobre 2011, la Province de Paris des Carmes Déchaux a organisé un colloque préparé avec la faculté de théologie de l’Institut Catholique de Paris.
Colloque à l’Institut Catholique de Paris
les 13-14 octobre 2011
Le défi de l’intériorité
Le Carmel réformé en France, 1611-2011
Les actes du Colloque sont parus début avril 2012 dans la collection « Théologie à l’Université » chez DDB. Vous pouvez les commander auprès du Centre spirituel des Frères Carmes» : Commande actes colloque intériorité
Lors de la seconde journée, des théologiens, un philosophe et un psychanalyste exposeront leurs réflexions sur la relation personnelle à Dieu, qui est au coeur de la voie carmélitaine, et sur sa place dans la culture contemporaine.
Argumentaires détaillés des interventions :
Stéphane-Marie MORGAIN, L’amorce d’une épopée : le couvent de Paris et ses fondateurs.
Créée en novembre 1600, la Congrégation d’Italie veut honorer la dimension missionnaire inscrite dans l’esprit du Carmel déchaussé fondé par Thérèse de Jésus et Jean de la Croix. C’est du couvent Sainte-Anne de Gênes que partent les premiers frères fondateurs des couvents d’Avignon, Cracovie, Paris, Bruxelles etc. jusqu’à atteindre toute l’Europe de l’Est et le Moyen Orient. L’installation du couvent des Carmes de Paris en 1611 appartient à ce large mouvement d’expansion du charisme thérésien contemporain de la réforme catholique. À l’intérieur de ce cadre assez ample, que nous nous attacherons à décrire dans ses grandes lignes, nous nous arrêterons sur la figure des Frères Denis de la Mère de Dieu et Bernard de Saint-Joseph, deux aristocrates bordelais entrés au couvent de Gênes après la lecture des œuvres de sainte Thérèse et fondateurs du couvent de Paris. Cette présentation nous donnera de relire un itinéraire humain et spirituel peu connu.
Gilles SINICROPI, «Fonder la religion ». L’installation des Carmes déchaux en France (1611- 1708).
Avec une soixantaine de fondations pérennes, étalées de 1611 à 1708, les Carmes déchaux français ont participé à cette « invasion conventuelle » si souvent décrite par les historiens du religieux. En dépit d’une arrivée tardive, ils vont parvenir à constituer un réseau monastique qui, bien que d’inégale densité, s’étend sur l’ensemble du royaume. La chronologie comme la géographie de cette installation, ses réussites comme ses échecs, révèlent tout à la fois la stratégie et les contraintes d’implantation auxquelles doivent se plier les disciples de Thérèse de Jésus et de Jean de la Croix, l’efficacité du réseau relationnel qu’ils sont parvenus à constituer, et la force d’inertie des communautés, laïques, séculières, ou régulières, à laquelle ils se trouvent confrontés.
Fabienne HENRYOT, Le livre et la lecture dans les couvents de la famille carmélitaine aux XVIIe et XVIIIe siècles.
Les fils et filles spirituels de Jean de La Croix et de Thérèse d’Avila ont construit, dans la lignée de leurs réformateurs, un imaginaire du livre très original par rapport aux autres ordres mendiants. La mystique y tient une place très importante. À partir de ce constat, il est intéressant de se pencher sur la fonction et les modalités de la lecture dans les couvents de carmes et de carmélites, en s’attachant d’abord aux normes édictées, par le biais des textes juridiques mais aussi des récits hagiographiques qui dictent un modèle à imiter. Ensuite, l’observation de la circulation du livre dans les couvents, les formes d’appropriations de cet objet par les frères et les sœurs, met en évidence une relation extrêmement personnelle au livre, à rebours d’une tradition mendiante plutôt soupçonneuse à cet égard. Enfin, l’étude du contenu de quelques bibliothèques communes et individuelles du XVIIe et du XVIIIe siècle met en évidence quelques lignes de force de la culture carmélitaine, autour de la dévotion, de la pastorale et de la théologie dogmatique.
Bernard HOURS, Les Carmes déchaux en France et le devenir de la Réforme Catholique au XVIIIe siècle.
Les thèmes suivants seront traités : les Carmes dans la nébuleuse des réguliers (quelle image de l’ordre pour quelle attraction ?) ; quel devenir pour la théologie mystique et la spiritualité carmélitaine ? (permanences, remises en cause ou risques de dilution ?) ; quelle fidélité pour quel modèle carmélitain ? (un « revival » carmélitain à la fin du siècle ?)
Christian BELIN, Le Carmel dans la littérature spirituelle du XVIIe siècle.
La présence des maîtres du Carmel dans la littérature mystique du XVIIe siècle français a été discrète mais décisive. On partira de la préface d’Arnauld d’Andilly à sa traduction des Œuvres de Thérèse pour situer l’importance des thèmes carmélitains dans la littérature dévote de l’âge classique. L’enquête s’interrogera sur la nature et la portée de ces convergences thématiques, notamment à travers l’œuvre de Jean de Saint-Samson ou de Laurent de la Résurrection.
Olivier ROUSSEAU, L’union à Dieu selon la tradition du Carmel.
L’union à Dieu est la finalité de la vie chrétienne. L’Ordre du Carmel, à la suite du Prophète Elie, a placé au cœur de sa perspective le désir de la rencontre ultime. Thérèse d’Avila et Jean de la Croix au 16e siècle présentent l’oraison comme le moyen essentiel à la poursuite de cette aventure spirituelle. Le caractère exceptionnel de leur expérience mystique peut cependant faire apparaître comme lointaine et inaccessible cette union à Dieu qu’ils décrivent. Puisque celle-ci est la vocation de tout baptisé, il importe donc de distinguer dans leur témoignage l’accidentel de l’essentiel afin d’en écarter des représentations réductrices ou caricaturales. En quoi cette union à Dieu consiste-t-elle au juste ? Comment en rendre compte dans une culture rompue à l’esprit critique ? Des mystiques plus proches de nous comme Thérèse de Lisieux et Élisabeth de la Trinité ont apporté leurs propres réponses à ces questions. Nous chercherons à discerner à notre tour cette dimension essentielle de notre vocation.
Jean-Baptiste LECUIT, L’habitation de Dieu en l’homme : du message à l’expérience.
Au sujet de la vie spirituelle, il est devenu habituel de parler de soif de spiritualité ou de quête d’intériorité. Dans cette recherche, la référence aux grands auteurs chrétiens est souvent complétée ou supplantée par le recours à de tout autres traditions et aux méthodes qu’elles proposent. La communion avec le Dieu Trinité présent à l’intime de soi se voit ainsi réduite à une figure de l’intériorité parmi d’autres. Comment le message du Nouveau Testament sur ce mystère de l’habitation de Dieu en l’être humain peut-il éclairer la quête actuelle d’intériorité, la susciter et l’orienter ? Répond-il à une soif contemporaine de spiritualité, ou appelle-t-il à un bouleversement intérieur ? En puisant dans le patrimoine carmélitain et dans les ressources de la théologie, il est possible de répondre aux questions qui naissent ainsi devant l’écart grandissant entre l’antique message chrétien et les formes actuelles de l’expérience spirituelle.
Jacques GAGEY, L’« être religieux » du monde pluriel et son intériorité.
L’Église a accueilli le développement de l’intériorité en Occident aux XVIe et XVIIe siècles, au cœur de la liturgie et de la prière. Depuis lors, cette expérience s’approfondit, en correspondance avec le monde où elle émerge et dont elle répond. Nous donnons quelques éléments d’histoire de l’intériorité. Nous esquissons la figure de l’expérience intérieure qui se dessine au XXIe siècle, caractérisé par le pluralisme. Nous montrons « l’être religieux protégé dans le silence » des générations présentes, capable d’accueillir l’intériorité de l’homme du monde pluriel dans un christianisme de communion.
Jean-Louis CHRÉTIEN, L’espace intérieur dans la pensée de sainte Thérèse d’Avila.
Il s’agira d’une réflexion fondée surtout sur le livre des Demeures, situant sa « topique » mystique dans une perspective plus vaste (notamment saint Augustin et saint Bernard).
Jacques ARÈNES, Prière et défi de la subjectivation.
La notion de subjectivation fait référence, dans la théorie psychanalytique contemporaine, à un sujet en devenir, et désigne le difficile travail d’appropriation subjective de bien des personnes aujourd’hui. Le processus « abouti » de subjectivation représenterait une personne pouvant se situer dans une autoréférence, c’est-à-dire ayant une réflexivité lui donnant accès à sa propre activité psychique, et pouvant donc l’infléchir.
D’une manière générale, nous nous attacherons à analyser comment, dans la période contemporaine, la prière concourt à la tâche de subjectivation dans la nécessité de maintenir « une continuité d’être » selon l’expression de Donald Winnicott. Ce rapport entre la prière et la subjectivation prend un tour inédit aujourd’hui, justement dans la mesure où le vœu de percevoir sa propre vie comme bien réelle, et en continuité, est un pari parfois risqué.
Pour ce faire, nous prendrons d’abord un point de vue historique, en l’illustrant par quelques exemples de spirituels de différentes époques, et en soulignant certains aspects de l’évolution de l’anthropologie du croire. Le sujet croyant est ainsi sorti de « la grande chaîne de l’être et de l’ordre de références publiquement établies ». Cela signifie qu’il existe peu d’appuis collectifs solides pour soutenir la subjectivation, dans le domaine religieux comme dans d’autres. « Dans une vie publique et privée de prière, de pénitence, de dévotion, de discipline religieuse, nous prenons appui sur l’existence de Dieu, nous nous en servons comme du pivot de nos actes […] de la même façon que je compte implicitement sur l’escalier et la main courante lorsque je descends à la cuisine pour me préparer à manger. » Nous tenterons donc ensuite d’exposer l’enjeu existentiel de la prière dans l’époque qui est la nôtre, où le substrat sociétal de la continuité d’être du sujet croyant devient évanescent, et où ce dernier parcourt une trajectoire complexe de subjectivation. L’accès à l’autoréférence tend alors à se déployer dans l’espace de la prière, en un cheminement paradoxal où le dialogue avec soi se veut intersubjectivité Du point de vue du sujet en devenir, la prière sera enfin analysée comme essentielle dans des périodes d’épreuve et de « passage », pendant lesquelles la crise de vie nécessite une réélaboration du sens, voire une traversée du non-sens. Le sujet y est amené à reconsidérer ses buts existentiels et ses manières de vivre. Quels seraient alors les caractéristiques, et les fruits, d’un « travail psychique » de la prière ?